Meta et l’ombre d’une nationalisation européenne
#32 Les Brutes acquiz - L’UE redessine Meta: régulation ou confiscation ?
En imposant à Meta le plan “Less Personalized Ads”, l’UE montre qu’elle a le pouvoir de contraindre une entreprise à servir un segment client qu’elle ne veut pas adresser, avec un business model économiquement moins intéressant. Cet essai ne discute pas de la nécessité de protéger les données des utilisateurs de Meta en Europe mais de la limite des sanctions imposables au nom de l’intérêt public. Via l’étude de la frontière entre régulation et nationalisation, j’ai cherché à comprendre ce que ce type de précédent signifie pour le marché de la publicité ciblée et ses conséquences potentielles sur la santé économique des entreprises européennes.
Une nationalisation ?
En 2012, le gouvernement argentin, sous la présidence de Cristina Fernández de Kirchner, a pris la décision de reprendre le contrôle d’YPF (Yacimientos Petrolíferos Fiscales), la principale compagnie pétrolière du pays, alors majoritairement détenue par le géant espagnol Repsol.
Entre 2004 et 2011, l’Argentine est passée d’un statut d’exportateur net à celui d’importateur net d’énergie. La découverte, en 2010, du gigantesque gisement de pétrole et de gaz de schiste de Vaca Muerta a donc accéléré l’idée d’une nationalisation. Considérée comme l’une des plus grandes réserves non conventionnelles au monde, cette ressource était perçue par le gouvernement comme essentielle pour l’avenir énergétique de l’Argentine. Les autorités ont accusé Repsol de privilégier une gestion à court terme, retardant les investissements nécessaires pour exploiter ce potentiel stratégique.
En avril 2012, le gouvernement argentin adopte une loi expropriant 51 % des actions de YPF détenues par Repsol. Cette part a été transférée à l’État argentin, tandis que 49 % des parts restantes ont été confiées aux provinces productrices de pétrole. Cette décision a été prise sans consultation préalable avec Repsol, ce qui a conduit l’entreprise espagnole à dénoncer une violation flagrante des droits de propriété.
La nationalisation de YPF a entraîné une série de répercussions économiques et juridiques majeures. Repsol a intenté plusieurs actions en justice contre l’Argentine, réclamant une indemnisation pour l’expropriation.
En 2014, un accord a finalement été trouvé : l’Argentine a versé 5 milliards de dollars à Repsol sous forme d’obligations souveraines, bien en deçà des 10 milliards initialement demandés par l’entreprise. En 2023, une juge américaine a condamné l’Argentine à verser 16 milliards de dollars à des actionnaires minoritaires qui s’estimaient lésés par la nationalisation.
Par la suite, YPF a eu du mal à attirer des investisseurs étrangers. Le manque de financements internationaux a freiné les initiatives d’investissement dans l’exploitation du gisement de Vaca Muerta. L’Argentine a dû conclure des partenariats avec des entreprises étrangères, comme Chevron, pour compenser ce déficit. Bien que la production énergétique ait augmenté, le rythme de croissance n’a pas suffi à répondre aux besoins croissants du pays.
Aujourd’hui encore, l’Argentine reste un importateur net d’énergie.
La nationalisation a également laissé des traces sur le plan diplomatique et économique. Elle a été perçue par de nombreux investisseurs comme un signal négatif, renforçant l’image de l’Argentine en tant qu’environnement économique instable et risqué. Le cas YPF est souvent cité comme un exemple emblématique d’interventionnisme motivé par des préoccupations stratégiques et politiques.
Le DMA en veut à la Vaca Muerta de Meta : les données
Adopté en 2022, le DMA vise à réguler les grandes plateformes numériques désignées comme "gatekeepers" (contrôleurs d’accès). Ces entreprises, du fait de leur taille et de leur influence, sont considérées comme capables de restreindre la concurrence et d’imposer leurs règles à l’économie numérique. Meta, en tant qu’opérateur de Facebook, Instagram et WhatsApp, fait partie de ces gatekeepers, aux côtés de Google, Apple ou TikTok.
Depuis l’entrée en vigueur du DMA, l’UE a imposé à Meta plusieurs obligations dont la principale étant la nécessité de proposer aux utilisateurs la possibilité de bénéficier d’une expérience gratuite de Meta avec des publicités moins personnalisées.
Le plan "less personalized ads" de Meta reposera sur un ciblage contextuel plutôt que comportemental. Pour les utilisateurs l’ayant choisi, Meta ne pourra plus utiliser l’historique de navigation, les centres d’intérêts, les données provenant de tiers dont celles du pixel Meta etc.
Ils devront se contenter des infos de base comme les données démographiques (âge, genre) ou des data issues du contenu consulté en temps réel pendant une session d’utilisation en cours.
C’est un énorme coup dur car c’est précisement sur cette matière brute que repose l’efficacité des campagnes de pubs sur la suite Meta. Cette mesure met un coup d’arrêt au business model “gratuit contre données” sur lequel repose tout le marché de la publicité ciblée.
Elle fait suite au rejet par l’UE du modèle "payer ou consentir", qui proposait aux utilisateurs de choisir entre partager leurs données pour des publicités personnalisées ou payer pour éviter ces publicités.
Ces mesures visent à limiter ce que l’UE considère comme une exploitation abusive des données personnelles et à garantir un consentement véritablement libre des utilisateurs. Elles touchent au cœur du modèle économique de Meta, entièrement basé sur la monétisation des données via la personnalisation des publicités.
Cette décision a évidemment été vivement critiquée par les intéressés.
“Nous mettons en œuvre ces changements importants en réponse aux demandes des régulateurs de l'UE, même si le retour d'information va au-delà de ce qui est exigé par la loi.” (source)
L’objet de cet essai n’est pas de pointer la vérité chez l’un des deux parties mais plutôt d’étudier la nature la contrainte imposée par l'UE à Meta.
Il semble que la commission européenne s’engage dans une bataille similaire à celle menée en Argentine autour de YPF. Si le contexte est différent, les dynamiques sont comparables : un acteur privé d’envergure se voit contraint de réorienter son activité selon des priorités définies par une autorité publique, au nom d’une cause supérieure : la protection des données.
Avant d’avancer, il est essentiel de comprendre la distinction entre régulation et nationalisation.
La régulation désigne l’imposition d’un cadre légal ou économique visant à encadrer les pratiques des entreprises privées pour protéger l’intérêt général. Elle intervient sur les modalités d’exploitation ou les conditions de marché sans remettre en cause la propriété ou les objectifs économiques fondamentaux de l’entreprise.
La nationalisation, quant à elle, implique une prise de contrôle directe ou indirecte par l’État, souvent par le transfert de propriété. Dans ce cas, l’objectif n’est plus simplement d’encadrer, mais de redéfinir profondément les priorités d’une entreprise. L’État, en devenant propriétaire ou gestionnaire, impose une gouvernance publique qui peut supplanter les logiques de rentabilité ou d’autonomie.
Bien que le DMA reste, en apparence, un texte de régulation, plusieurs éléments rappellent des dynamiques observées dans des processus de nationalisation.
L’UE demande à Meta de transformer son modèle économique.
Le modèle "payer ou consentir" proposait une alternative entre le respect des données personnelles et la viabilité économique de Meta avec 3 choix selon ce qu’un utilisateur acceptait de leur donner :
Leurs données : dans ce cas là, les annonceurs rendent la plateforme gratuite pour les utilisateurs
Leur argent : L’utilisateur remplace l’annonceur et s’offre une expérience sans pub
Ni l’un ni l’autre : ils ne peuvent pas accéder au service proposé par Meta
Cette solution d’abonnement accélérée par la régulation européenne représentait déjà un coût significatif, Eric Seufert estimait que l’introduction d’un plan payant à la place des publicités personnalisées coûterait à Meta 60% de son revenu en Europe (calcul ci dessous). Cela veut dire que le revenu moyen par utilisateur (ARPU) est plus important pour Meta lorsque vous acceptez que les annonceurs payent pour vous. Dit plus simplement, le réseau social par abonnement n’est pas encore busines model prouvé (c’est aussi le cas pour X, Youtube etc).
En imposant la création d’un plan gratuit “publicités moins personnalisées”, l’UE impose à Meta une diminution significative de son ARPU entraînée par le retrait par certains annonceurs de leurs investissements publicitaires, faute de rentabilité.
L’UE demande essentiellement à Meta de développer un nouveau produit pour le segment n°3 qui ne veut ni donner ses données, ni payer pour accéder au service proposé par Meta. C’est presque l’équivalent de demander à Rolex de produire une montre à 200€ sous prétexte que certains amateurs d’horlogerie ne peuvent pas se l’offrir (je serais le premier client).
Avec ces obligations, Meta est dépossédé la maîtrise de sa stratégie commerciale. Ses choix ne sont plus dictés par les intérêts de l’entreprise ou de ses actionnaires, mais par les exigences des régulateurs européens. L’UE vient d’ordonner à Meta de modifier son produit phare et d’en assumer les pertes économiques associées.
La distinction entre régulation et nationalisation repose sur deux éléments clés : la propriété et l’autonomie. La régulation impose un cadre que les entreprises doivent respecter, sans intervenir directement dans leur gouvernance. La nationalisation, en revanche, transfère la propriété à l’État et réoriente les objectifs de l’entreprise vers des priorités publiques.
Dans le cas de Meta, la frontière est particulièrement floue :
L’entreprise reste formellement privée, mais ses priorités stratégiques sont redéfinies par l’UE.
Les conséquences économiques des obligations imposées – notamment la perte de revenus publicitaires – sont comparables à celles d’un transfert de propriété.
La logique marchande de Meta est supplantée par des objectifs collectifs, ici la protection des données et la régulation du pouvoir des gatekeepers.
Sans détenir de parts de Meta, l’UE a le pouvoir d’agir comme un actionnaire.
Ces débats ne se limitent pas à une querelle entre régulateurs et entreprises. Ils ont des répercussions profondes sur l’écosystème économique européen.
Les conséquences de l’interventionnisme
Les obligations imposées à Meta par le DMA redessinent les dynamiques du marché publicitaire en Europe, avec des effets significatifs sur les annonceurs, les concurrents et l’attractivité économique du continent.
Bien que ces mesures soient présentées comme un levier pour rétablir la concurrence, elles risquent paradoxalement de produire des résultats contraires à leurs objectifs initiaux, fragilisant l’écosystème publicitaire européen tout en n’affectant que marginalement les activités globales de Meta dont seulement 10% du chiffre d’affaires vient du vieux continent.
La ligne de défense (publique) de Meta repose sur 2 points :
L’expérience utilisateur : Il en résulte une expérience moins bonne pour l'utilisateur et une augmentation des publicités non pertinentes.
L’impact sur les annonceurs et l’économie européenne : Dans un environnement pauvre en données les entreprises auront plus de mal à atteindre de nouveaux clients et à développer leurs activités. Les pubs sur Meta représenteraient 107 milliards d'euros de chiffre d'affaires par an pour les entreprises européennes.
Le 1er point est vrai, mais hors sujet. En effet, quitte à voir des pubs, autant qu’elles nous intéressent, mais ça me semble assez peu convaincant pour expliquer qu’une version sans pub ciblée ne devrait pas exister. Si comme ils le déclarent : “75 % des Européens choisiraient l'expérience actuelle de l'internet plutôt qu'un internet sans publicités ciblées”, alors quel risque court vraiment Meta à proposer cette nouvelle option ?
En revanche, le second point vient mettre en perspective l’impact d’une telle mesure, qui, en plus d’emprunter plusieurs points au modèle de nationalisation, a le potentiel de marginaliser l’Europe.
La publicité personnalisée est l’épine dorsale du modèle publicitaire de Meta, elle offre aux annonceurs une précision de ciblage inégalée. En remplaçant ce modèle par des publicités contextuelles moins efficaces, l’UE modifie profondément la valeur de l’espace publicitaire de Meta.
Cette transition a des conséquences directes:
Coûts publicitaires accrus : Les campagnes basées sur le contexte nécessitent des budgets plus élevés pour atteindre des résultats comparables à ceux des publicités personnalisées.
Marginalisation des PME : Les petites et moyennes entreprises, qui dépendent de la publicité ciblée pour maximiser leur retour sur investissement, seront particulièrement touchées. Contrairement aux grandes marques capables d’absorber les inefficacités, les PME risquent de perdre en compétitivité.
Les conséquences économiques pour les annonceurs pourraient être comparables à celles qu’a eu IOS 14 en introduisant l’ATT, qui avait coûté la vie à beaucoup de petites entreprises et un mis un coûp d’arrêt à l’essor des DNVBs dans le monde (ce qu’on lit facilement dans la croissance des revenus de Meta ci-dessous). Sauf que cette fois-ci, il ne touchera que les entreprises qui annoncent en Europe.
En fragilisant l’un des canaux publicitaires les plus accessibles et efficaces, l’UE introduit une friction supplémentaire au développement de ses propres entreprises, ce qui pourrait réduire leur présence en ligne et affecter leur capacité à rivaliser sur un marché globalisé.
Il n’existe aujourd’hui pas d’alternative aussi accessible que Meta qui permette d’obtenir de près ou de loin de la même rentabilité, en témoigne la répartition des investissements en ligne l’année dernière au Black Friday (source Triple Whale, analyse basée sur 1 milliard de $ d’investissements)
Quand bien même on admettrait que Meta a des concurrents à son niveau, les obligations imposées par l’UE au géant du social leur offrent alors une opportunité stratégique, en particulier ceux qui ne sont pas soumis aux mêmes contraintes.
TikTok et Google, bien qu’ils soient également gatekeepers, ne subissent pas les mêmes restrictions en matière de personnalisation des publicités. TikTok, par exemple, continue pour l’instant d’exploiter son modèle basé sur des données comportementales internes, attirant ainsi des annonceurs désireux de maintenir des campagnes ciblées. Google, avec sa domination sur la recherche et les publicités contextuelles, pourrait également capter une part des budgets publicitaires réorientés.
En voulant réguler Meta, l’UE pourrait involontairement redistribuer le pouvoir publicitaire au bénéfice de ses principaux concurrents dont certains sont eux-mêmes des “gatekeepers”.
Au-delà des effets directs sur Meta, cette régulation envoie un signal préoccupant aux investisseurs étrangers. L’imposition de contraintes lourdes sur un acteur majeur comme Meta alimente l’image d’une Europe peu accueillante pour les grandes entreprises technologiques. Les investisseurs pourraient à juste titre percevoir l’UE comme un territoire où l’intervention publique peut redéfinir radicalement les règles du jeu, augmentant les risques liés aux projets à long terme.
En cherchant à protéger les données personnelles et à rééquilibrer la concurrence, l’UE pourrait paradoxalement affaiblir son attractivité économique et réduire l’innovation sur son territoire.
Réguler Meta, mais à quel prix ?
La régulation imposée à Meta par l’Union européenne, bien qu’animée par des objectifs légitimes comme la protection des données personnelles et la régulation du pouvoir des gatekeepers, illustre les défis et contradictions d’un interventionnisme économique mal calibré.
En voulant contraindre une des plus grandes plateformes numériques à réorienter son modèle économique, l’UE semble avoir pris une décision qui est loin d’être anodine et aux conséquences inattendues pour l’écosystème numérique européen et sa réputation économique.
Cette régulation, en apparence ciblée contre une seule entreprise, pourrait marginaliser les entreprises européennes elles-mêmes, les PME étant les premières à souffrir de la hausse des coûts publicitaires et de la diminution de leur compétitivité.
Les plateformes concurrentes comme TikTok et Google, moins contraintes, pourraient voir leur position renforcée, alors même que le DMA vise précisément à équilibrer les rapports de force entre gatekeepers. Par ailleurs, la portée réelle de cette intervention sur Meta reste limitée : ses revenus européens représentent une fraction de son chiffre d’affaires global, et l’entreprise conserve la capacité d’innover ailleurs.
L’impact majeur, finalement, se fera sentir sur les entreprises locales et sur la perception de l’Europe comme un environnement hostile à l’innovation et aux grandes entreprises technologiques.
Si l’histoire de YPF a montré les dangers d’une nationalisation mal anticipée, le cas Meta n’en est pas encore là, mais il soulève une question plus large : jusqu’où une régulation peut-elle aller avant d’être qualifiée d’ingérence ?
L’UE indique qu’un nouveau cap a été passé sur ce qui est acceptable.